Chapitre 6

LA CLÔTURE DE L’ANNÉE

 

1

 

Ainsi donc arrive maintenant la fin de año à Mejis, plus connue au centre de l’Entre-Deux-Mondes comme la clôture de l’année. Elle arrive comme un millier de fois auparavant… ou dix milliers ou cent milliers. Personne ne saurait le dire avec certitude ; le monde a changé et le temps est devenu étrange. À Mejis, on a coutume de dire « le Temps est comme un visage sur l’eau ».

Dans les champs, hommes et femmes ramassent les pommes de terre tardives : ils portent des gants et leurs ponchos les plus épais, car à présent le vent a tourné carrément, soufflant d’est en ouest, soufflant en rafales, et l’air glacial a tout le temps une odeur de sel – une odeur de larmes. Los campesinos fauchent les derniers sillons assez allègrement, parlant de ce qu’ils vont faire – surtout des farces – à la Fête de la Moisson, mais n’en sentent pas moins dans le vent toute l’antique tristesse de l’automne et de l’an qui s’en va. Il les fuit comme le flux d’un ruisseau et, même si aucun n’en parle, tous le savent fort bien.

Dans les vergers, les dernières pommes – les plus haut perchées – sont cueillies par de jeunes hommes rieurs (en ces jours de quasi-bourrasques, les ultimes jours de cueillette sont leur domaine réservé) qui apparaissent et disparaissent comme des vigies dans leur nid-de-pie. Au-dessus d’eux, dans des ciels d’un bleu éclatant, sans un nuage, des escadrilles d’oies sauvages filent vers le sud, claironnant leurs rauques adieux.

Les barques de pêche sont tirées sur le rivage ; leurs propriétaires leur décapent la coque, puis la repeignent ; ils œuvrent presque tous torse nu malgré l’air plus que vif et fredonnent en travaillant les chansons d’autrefois…

 

J’suis un homme de la mer bleu roi,

Tout ce que j’vois, tout ce que j’vois

J’suis un homme de la Baronnie, moi

Tout ce que j’vois, Tout ce que j’vois,

N’est à personne d’aut’ qu’à moi !

 

J’suis un homme de la baie d’Hambry

Tout ce que j’dis, tout ce que j’dis,

Tant que mes filets sont point remplis,

Tout ce que j’dis, tout ce que j’dis

N’est point très joli-joli à l’ouïe !

 

… et parfois on se lance un tonnelet de graf de quai à quai. Sur la baie ne restent plus maintenant que les plus gros bateaux, allant et venant autour des grands cercles qui marquent l’emplacement de leurs filets comme un chien de berger autour de son troupeau de moutons. À midi, l’eau de la baie se ride d’une draperie de feu automnal et à bord des bateaux, les hommes assis, jambes croisées, mangent leur casse-croûte, sachant que tout ce qu’ils voient n’est à personne d’aut’ qu’à eux… du moins jusqu’à ce que les bourrasques grises d’automne, se précipitant en masse du fin fond de l’horizon, crachent leurs rafales de verglas et de neige.

L’année se clôturait.

Dans les rues d’Hambry, les lampions de la Moisson brûlent maintenant le soir et les mains des pantins sont peintes en rouge. Les amulettes de la Moisson sont accrochées un peu partout et bien que souvent les femmes donnent et reçoivent des baisers par les rues et sur les places des deux marchés – souvent d’hommes qu’elles ne connaissent pas –, les rapports sexuels marquent une pause quasi complète. Ils reprendront (d’un seul coup, d’un seul, pourrait-on dire) la Nuit de la Moisson. Le résultat sera la floraison habituelle de bébés de la Pleine Terre de l’année suivante.

Sur l’Aplomb, les chevaux galopent plus follement que jamais comme s’ils comprenaient (très vraisemblablement, oui, ils le comprennent) que leur ère de liberté touche à sa fin. Ils foncent puis s’arrêtent brusquement, la tête tournée vers l’ouest quand le vent souffle en rafales, montrant leur cul à l’hiver. Dans les ranches, on retire les moustiquaires des vérandas et on repose les volets. Dans les vastes cuisines des ranches et les cuisines plus petites des fermes, personne ne vole de baisers de la Moisson et personne n’a même le sexe en tête. L’époque des conserves bat son plein et les cuisines, enfumées de vapeur, ronflent sous la chaleur des fourneaux dès avant l’aube jusqu’à bien après la tombée de la nuit. Ça sent la pomme, la betterave, le haricot, l’âprerave et la viande qu’on sale en lamelles. Les femmes, qui travaillent sans trêve toute la journée, gagnent leur lit en somnambules et, s’y effondrant comme une masse, dorment comme des souches jusqu’à ce que l’obscurité du lendemain matin les ramène à leur cuisine.

On brûle les feuilles dans les jardins de la ville, et au fur et à mesure que la semaine s’avance et que le visage du Vieux Démon se dessine de plus en plus clairement, on jette de plus en plus fréquemment sur les bûchers des pantins aux mains rouges. Dans les champs, des meulons de blé flambent comme des torches et des pantins brûlent souvent en même temps, leurs mains rouges et les croix blanches de leurs yeux se racornissant dans le brasier. Les hommes entourent ces feux sans un mot, avec un air solennel. Aucun ne dit à quelles terribles coutumes répond la crémation des pantins ni de quels antiques dieux innommables on s’attire ainsi les faveurs, mais ne le sait pas moins. De temps à autre, l’un de ces hommes murmure entre ses dents : Charyou tri.

Ils clôturent, clôturent, clôturent l’année.

Les rues crépitent sous les pétards – et parfois un big bangueur tonitruant fait ruer dans leurs brancards même les chevaux placides attelés aux charrettes – et résonnent des éclats de rire des enfants. Sur la véranda du magasin général et en face, au Repos des Voyageurs, on échange des baisers – quelquefois mouillés, à pleine bouche, avec force doux jeux de langues –, mais les putes de Coraline Thorin (les « gueuses de coton », comme aiment à se surnommer les plus farfelues d’entre elles, telle Gert Moggins) s’ennuient à périr. Elles auront peu de pratiques cette semaine.

Ce n’est pas encore le Terme de l’Année, quand brûle le bois d’hiver et que, d’un bout à l’autre de Mejis, on ne fait que danser dans les granges et les écuries… et ça l’est déjà, cependant. C’est la vraie fin de l’année, charyou tri et tout un chacun, de Stanley Ruiz derrière son bar sous le Gai Luron au dernier des derniers des vaqueros de Fran Lengyll, là-bas en lisière de la Mauvaise Herbe, le sait. Il y a comme un écho dans l’air lumineux, comme un désir d’ailleurs dans le sang et un sentiment de solitude dans le cœur qui chante comme le vent.

Mais cette année, il y a aussi autre chose : une sensation de malaise que personne ne sait au juste comment formuler. Des individus qui n’ont jamais fait un seul cauchemar de leur vie se réveillent en hurlant durant la semaine de la fin de año ; des hommes se considérant comme des pacifiques se retrouvent pris dans des bagarres qu’ils ont eux-mêmes déclenchées ; des gamins mécontents de leur sort qui se seraient bornés les autres années à rêver de fugues, fuguent pour de bon et la plupart ne regagnent plus leur logis, après leur première nuit passée à la dure.

Il y a la sensation – inarticulée, mais non moins présente – que cette saison les choses vont de travers. C’est la clôture de l’année, mais c’est aussi la paix qui se clôt. Car c’est ici, dans le Monde de l’Extérieur et la Baronnie assoupie de Mejis, que le dernier grand conflit de l’Entre-Deux-Mondes débutera bientôt ; c’est à partir d’ici que le sang se mettra à couler. Au bout de deux ans, pas davantage, le monde tel qu’il a été sera balayé à jamais. Tout part d’ici. Au milieu de son champ de roses, la Tour Sombre réclame son dû, avec son cri de bête fauve. Le Temps est comme un visage sur l’eau.

 

 

2

 

Coraline Thorin descendait la Grand-Rue en provenance de l’Hôtel Bellevue quand elle aperçut Sheemie, menant Caprichoso par son licou, qui se dirigeait en sens opposé. Le garçon chantait « Amour Insouciant » à tue-tête, mais d’une voix douce. Il avançait lentement, car les tonneaux dont son mulet était chargé étaient à peine moitié moins gros que ceux qu’il avait livrés sur le Cöos, très peu de temps auparavant.

Coraline héla son garçon à tout faire, d’assez bonne humeur. Elle avait des raisons de l’être ; Eldred Jonas n’avait que faire de l’abstinence de la fin de año. Et pour un homme avec une patte folle, il savait se montrer très inventif.

— Sheemie ! s’écria-t-elle. Où vas-tu ? À Front de Mer ?

— Si fait, répondit Sheemie. J’ai là le graf qu’y réclament. Plein de sociétés vont Fêter la Moisson, si fait, des tonnes. Vont bien danser, vont avoir bien chaud, vont boire bien du graf pour avoir frais ! Vous êtes rudement jolie, sai Thorin, les joues toutes rosies-roses, si fait.

— Oh seigneu’ ! Gentil de me dire ça, Sheemie !

Elle le gratifia d’un sourire éblouissant.

— Allez, va maintenant, espèce de flatteur, traîne pas.

— Nenni-na, j’y vas de ce pas.

Coraline le regarda s’éloigner, tout sourire dehors. Vont bien danser, vont avoir bien chaud, avait dit Sheemie. Regardant la danse, Coraline ne pouvait pas se prononcer, mais elle était sûre en revanche que la Moisson serait chaude, cette année, ah, pour ça oui. Très chaude, même.

 

 

3

 

Miguel, qui accueillit Sheemie sous l’arche de Front de Mer avec l’air condescendant et volontiers dédaigneux qu’il réservait aux catégories inférieures, retira le bouchon du premier fût, puis du deuxième. Il se contenta rapport au premier de renifler la bonde ; quant au second, il y plongea le pouce qu’il suça d’un air pénétré. Avec ses joues ridées, creusées par la dégustation, et sa vieille bouche édentée s’activant en tous sens, il avait tout d’un bébé barbu.

— Goûteux, s’pas ? demanda Sheemie. Goûteux comme un goûter, s’pas, bon vieux Miguel, qu’est là depuis mille ans au moins ?

Miguel, suçant toujours son pouce, fusilla Sheemie d’un regard revêche.

— Andale. Andale, simplón.

Sheemie, contournant la maison, mena son mulet à la cuisine. Là, la brise de l’océan vous faisait piquer des frissons. Il salua de la main les cuisinières, mais aucune ne lui rendit son salut ; il est probable qu’elles ne l’aperçurent même pas. Une marmite bouillait sur chaque rond de l’énorme fourneau et les femmes – en amples robes de cotonnade à manches longues, telles des chemises de nuit, leurs cheveux protégés par des mouchoirs de couleurs vives – se déplaçaient comme des fantômes entraperçus dans le brouillard.

Sheemie déchargea tour à tour les deux tonneaux du dos de Capi. Il les transporta, ahanant sous l’effort, jusqu’à l’énorme foudre de chêne, près de la porte de derrière. Il ouvrit le couvercle de la barrique et se pencha au-dessus, mais recula bien vite sous l’effet lacrymogène de l’odeur forte du graf d’âge respectable.

— Pfff ! fit-il, hissant le premier fût. Y a de quoi se soûler rien qu’en respirant là-dedans !

Il versa le graf nouveau, faisant attention de ne pas en répandre. Quand il eut fini, la barrique était pleine à ras bord ou tout comme. Ce qui était une bonne chose, car la Nuit de la Moisson, la bière de pomme coulerait à flots de ses robinets, comme de l’eau.

Il reglissa les tonneaux vides dans leurs bâts, lança encore un coup d’œil dans la cuisine pour s’assurer qu’on ne l’observait pas (ce qui était le cas, le garçon de taverne simplet de Coraline était le cadet des soucis de n’importe qui, ce matin-là), puis, ne faisant pas reprendre à Capi le chemin qu’ils avaient suivi à l’aller, il le mena le long d’un passage qui conduisait aux remises de stockage de Front de Mer.

Il y en avait trois en enfilade, chacune flanquée d’un pantin aux mains rouges, assis devant. Les pantins, qui semblaient guetter ses moindres faits et gestes, donnèrent le frisson à Sheemie. Il se souvint alors de sa visite à cette vieille folle de Rhéa, la sorcière. Elle, y avait de quoi avoir la frousse. Eux, c’étaient rien d’autre que des tas de vieilles nippes bourrées de paille.

— Susan ? appela-t-il à voix basse. Vous êtes là ?

La porte du magasin du milieu était entrebâillée. Elle s’entrouvrit sous une légère poussée.

— Entre ! souffla-t-elle sans élever la voix, elle non plus. Avance avec le mulet ! Vite !

Il mena Capi dans une remise qui sentait la paille, le haricot, les articles de sellerie… et autre chose encore. Quelque chose de plus caustique. Les fusées de feux d’artifice, se dit-il. La poudre à fusil, aussi.

Susan, qui avait passé la matinée à subir les derniers essayages, portait un fin saut-de-lit en soie et de grandes bottes en cuir. Sa tête se hérissait de papillotes bleu et rouge vif.

Sheemie eut un petit rire bête.

— Vous m’semblez bien amusante, Susan, fille de Pat. Quel rire pour moi, j’pense bien.

— Si fait, je suis à peindre, d’accord, dit Susan, l’air éperdu. Il faut qu’on fasse vite. Il me reste vingt minutes avant qu’on ne réclame après moi. Peut-être même moins si jamais ce vieux bouc part à ma recherche… faisons vite !

Ils retirèrent les tonneaux du dos de Caprichoso. Susan sortit un mors cassé de la poche de son saut-de-lit et utilisa le bout pointu pour soulever l’un des couvercles. Puis elle tendit le mors à Sheemie qui fit sauter l’autre. L’odeur de tarte aux pommes du graf emplit la remise.

— Attrape ! dit-elle en lançant une peau de chamois à Sheemie. Sèche-les du mieux que tu peux. Ça n’a point besoin d’être parfait, ils sont empaquetés, mais il vaut mieux ne courir aucun risque.

Ils essuyèrent l’intérieur des fûts, Susan jetant des coups d’œil furtifs vers la porte toutes les secondes ou presque.

— Ça ira très bien comme ça, dit-elle. Bon. Maintenant… il y en a de deux sortes. Je suis sûre qu’on ne remarquera point qu’ils manquent ; il y en a assez là-bas derrière pour faire sauter la moitié du monde.

Elle retourna en hâte dans la pénombre de la remise, soulevant son saut-de-lit d’une main, ses bottes entravant sa marche. Elle s’en revint, les bras chargés de paquets.

— Ça, ce sont les plus gros, dit-elle.

Il les emmagasina dans l’un des fûts. Il y avait une dizaine de paquets en tout et Sheemie sentait des trucs ronds à l’intérieur, à peu près de la grosseur d’un poing d’enfant. Des big bangueurs. Le temps qu’il finisse de les ranger et de remettre le couvercle en place, elle était de retour avec une pleine brassée de paquets plus petits. Il rangea ceux-là dans l’autre tonneau. Au toucher, c’étaient des p’tiots, qui non seulement faisaient du pétard mais projetaient aussi des flammes de couleur.

Elle l’aida à rebâter les tonneaux sur le dos de Capi, tout en continuant à jeter de petits coups d’œil à la porte de la remise. Une fois les fûts solidement arrimés aux flancs du mulet, Susan poussa un soupir de soulagement et essuya la sueur de son front d’un revers de main.

— Les dieux en soient loués, cette partie est terminée, dit-elle. Tu sais où tu dois les emporter, maintenant ?

— Si fait, Susan, fille de Pat. Au Bar K. Mon ami Arthur Heath les mettra en lieu sûr.

— Et si jamais quelqu’un te demande ce que tu vas faire par là-bas ?

— J’livre du graf doux aux garçons de l’Intérieur, pas qu’ils ont décidé d’point s’rendre en ville pour la Fête… pourquoi ça, Susan ? Z’aiment point les Fêtes ?

— Tu le sauras bien assez tôt. Ne t’occupe point de ça pour le moment, Sheemie. Va… il vaut mieux que tu ne tardes point.

Et cependant, il traînait.

— Quoi encore ? demanda-t-elle, tâchant de ne pas montrer son impatience. Qu’est-ce qu’il y a, Sheemie ?

— J’aim’rais qu’vous m’donniez un baiser de fin de año, si fait.

Le visage de Sheemie avait viré à l’écarlate de façon alarmante.

Susan ne put se retenir de rire, puis se dressant sur la pointe des pieds, elle le baisa au coin de la bouche. Là-dessus, Sheemie cingla vers le Bar K avec son chargement de feu.

 

 

4

 

Reynolds se rendit à Citgo le jour suivant ; il allait au galop, un bandana lui masquant la figure jusqu’aux yeux. Il serait plus que ravi de quitter cette foutue région qui dansait une valse-hésitation entre ses ranchlands et sa côte maritime. La température n’était pas si basse que cela mais, après avoir soufflé au-dessus de l’eau, le vent coupait comme un rasoir. Et ce n’était pas tout – Hambry et l’ensemble de la Baronnie de Mejis semblaient atteints de morosité au fur et à mesure que la Moisson approchait, une sorte de hantise qu’il n’appréciait pas du tout. Roy ressentait la même chose. Reynolds le lisait dans ses yeux.

Et comme il serait ravi que ces trois enfançons de chevaliers ne soient plus que cendres au vent et cet endroit, plus qu’un souvenir !

Il mit pied à terre dans le parking de la raffinerie en ruine, attacha son cheval au pare-chocs d’une vieille carcasse rouillée avec un mot mystère CHEVROLET à peine lisible sur le rabat arrière puis se dirigea vers le pétroléum. Le vent soufflait en rafales, le transperçant jusqu’aux os malgré le manteau en peau de mouton style ranchero qu’il portait. Et il dut à deux reprises enfoncer son chapeau sur ses oreilles pour l’empêcher d’être emporté. À tout prendre, il était ravi de ne pas pouvoir se voir, il devait être le portrait tout craché d’un de ces fermiers de merde.

L’endroit semblait paisible, cependant… désert, autrement dit. Le vent susurrait en solitaire, s’infiltrant au travers des rangées de sapins de chaque côté du pipeline. Impossible de soupçonner que douze paires d’yeux suivaient votre tranquille déambulation.

— Aïle ! cria-t-il. Montrez-vous et ramenez-vous par ici, les poteaux, qu’on palabre un peu.

Son injonction resta un instant sans écho ; puis Hiram Quint du Piano Ranch et Barkie Callahan du Repos des Voyageurs apparurent, se frayant un passage entre les arbres. Bordel de merde, songea Reynolds, partagé entre crainte respectueuse et amusement, des veaux pareils, on en trouve même pas à l’étal d’un boucher.

Une minable vieillerie de mousqueton était passée à la ceinture de Quint, Reynolds n’en avait plus vu depuis des années et songea qu’avec un peu de chance, il ferait long feu quand Quint presserait la détente. Avec un peu de malchance, il lui exploserait à la figure et le rendrait aveugle.

— Rien à signaler ? leur demanda-t-il.

Quint lui répondit en charabia de Mejis. Barkie l’écouta puis traduisit :

— Tout est calme, sai. Il dit que lui et ses hommes s’impatientent.

Puis, avec un sourire joyeux, son visage ne trahissant en rien le contenu de ses paroles, Barkie ajouta :

— Même s’il avait inventé la poudre, c’con-là serait infoutu de sauter de joie.

— Idiot, d’accord, mais sur lequel on peut compter ?

Barkie haussa les épaules. Ce qui pouvait passer pour un acquiescement.

Ils s’engagèrent entre les arbres. Là où Roland et Susan avaient découvert une trentaine de citernes, il n’en restait plus qu’une demi-douzaine. Et sur ces six-là, deux seulement contenaient du pétrole. Des hommes étaient assis par terre ou bien piquaient un roupillon, leurs sombreros sur le visage. La plupart étaient armés, mais leurs flingues avaient l’air à peu près aussi fiables que le mousqueton de Quint. Quelques-uns des plus pauvres vaqueros n’avaient que des bolas. À tout prendre, Reynolds jugea qu’elles seraient plus efficaces.

— Dis à Lord Perth ici présent que si jamais les gamins se pointent, il faudra leur tendre une embuscade, et qu’ils n’auront qu’une chance de bien faire leur boulot, dit Reynolds à Barkie.

Barkie transmit la chose à Quint. Ce dernier eut un rictus, qui révéla une implantation terrifiante de chicots noirs et de crocs jaunâtres. Il émit quelques brefs vocables, puis tendant des bras terminés par d’énormes poings couturés, il fit mine de tordre le cou sous leurs yeux à un ennemi invisible. Quand Barkie voulut traduire, Clay Reynolds l’en dispensa du geste. Il n’avait saisi qu’un seul mot, mais c’était amplement suffisant : muerto.

 

 

5

 

Tout au long de cette semaine d’avant-Fête, Rhéa resta à sonder les profondeurs du cristal. Elle avait pris le temps de recoudre la tête d’Ermot sur son corps à l’aide de gros points maladroits de fil noir et elle demeurait assise, son serpent pourrissant autour du cou, à regarder et à rêvasser, sans prendre garde à la puanteur qui se dégageait du reptile au gré du temps. À deux reprises, Moisi vint près d’elle, miaulant pour qu’on le nourrisse et, chaque fois, Rhéa repoussa l’énervant animal sans même lui faire l’aumône d’un regard. Elle de son côté maigrissait à vue d’œil, ses orbites devenues creuses ressemblaient à celles des crânes stockés dans le filet, près de la porte de sa chambre. Elle s’assoupissait de temps en temps dans son fauteuil, la boule de cristal dans son giron, la peau de serpent puante autour du cou, la tête penchée de sorte que la pointe aiguë du menton creusait sa poitrine, des filets de bave dégouttant de ses lèvres fripées et molles, mais sans jamais dormir tout à fait. Il y avait trop de choses à voir, beaucoup trop.

Et elle avait le cristal tout à elle pour y regarder. Ces jours, elle n’avait même plus besoin de faire des passes au-dessus de la boule pour que s’entrouvrent ses brumes rosâtres. Toute la bassesse de la Baronnie, toutes ses cruautés mesquines (et pas si mesquines), tous ses mensonges et autres truandages étaient exposés sous ses yeux. La majorité de ce qu’elle voyait n’était qu’écarts de conduite insignifiants – jeunes garçons, l’œil collé au trou de serrure, qui se masturbaient en épiant leurs sœurs se dévêtir, épouses faisant les poches à leurs maris, en quête de quelques sous ou de tabac, Sheb le pianiste léchant l’assise de la chaise de sa putain préférée, l’une des bonnes de Front de Mer crachant dans la taie d’oreiller de Kimba Rimer après que le Chancelier l’eut gratifiée d’un coup de pied pour ne point avoir débarrassé le plancher assez vite.

Toutes ces choses ne faisaient que confirmer son opinion sur la société dont elle s’était retirée. Parfois elle piquait des fous rires, parfois elle parlait aux gens qu’elle voyait dans le cristal, comme s’ils pouvaient l’entendre. Le troisième jour de la semaine d’avant la Moisson, elle avait cessé de se rendre aux cabinets, même si elle pouvait y emmener le cristal avec elle, et une forte odeur d’urine surie émanait d’elle.

Dès le quatrième jour de ce régime, Moisi avait cessé de l’approcher.

Rhéa, comme d’autres avant elle, se perdit dans la contemplation du cristal et dans les rêves qu’il engendrait ; captive des menus plaisirs de la clairvoyance, elle ne prenait point garde que le cristal rose lui dérobait les vestiges ratatinés de son anima. Mais si elle en avait eu conscience, cela lui aurait probablement paru un marché équitable. Elle voyait tout ce que les individus faisaient dans l’ombre et c’étaient les seules choses qui lui tenaient à cœur et, rien que pour cela, elle aurait à coup sûr jugé que le payer de ses forces vitales était équitable.

 

 

6

 

— Attends que je l’allume, aux noms des dieux, fit le gamin.

Jonas aurait reconnu cette voix, c’était celle du garçon qui avait agité dans sa direction une queue de chien sectionnée de l’autre côté de la rue en criant : On est des Grands Chasseurs du Cercueil, pareil que vous !

Le gamin à qui s’adressait ce charmant garçon s’efforçait de ne pas lâcher le morceau de foie qu’ils avaient fauché chez l’équarrisseur derrière le Marché d’En Bas. Le premier gamin saisit le second par l’oreille et la lui tordit. L’autre poussa des hurlements, tout en tenant hors de portée le morceau de foie dont le sang noir dégoulinait sur ses phalanges crasseuses.

— Ah, quand même, fit le premier gamin finissant par s’emparer de sa proie. J’vas t’apprendre qui est le capataz par ici.

Ils se trouvaient derrière une échoppe de boulanger du Marché d’En Bas. Tout près, alléché par l’odeur chaude du pain frais, un corniaud galeux les fixait de son œil borgne, plein d’un espoir affamé.

La mèche verte d’un big bangueur dépassait du morceau d’abat cru. Sous la mèche, le foie avait des renflements de femme enceinte. Le premier gamin, prenant l’allumette soufrée coincée entre ses incisives proéminentes, la craqua.

— Y le bouffera jamais ! fit un troisième gamin, n’y tenant plus, espoir et angoisse mêlés.

— Maigre comme il est ? reprit le premier. Oh que si. J’te parie mon jeu de cartes contre ta queue d’canasson.

Le troisième gamin, après mûre réflexion, refusa de la tête.

Le premier eut un grand sourire.

— T’es un p’tit futé, fit-il en allumant la mèche du gros pétard.

— Eh, mon goujat, apostropha-t-il le chien. T’veux une morse d’un truc qu’est bon ? Alors attrape !

Et il lui lança le foie. Le sifflement de la mèche ne fit pas hésiter le chien décharné qui se précipita en avant, son œil unique braqué sur le premier morceau de nourriture digne de ce nom depuis des jours. Au moment où il le happait au vol, le big bangueur que les gamins y avaient glissé explosa. Éclair et rugissement. Le chien eut le bas de la gueule emportée. Il demeura encore un instant à les fixer de son œil valide, tout ruisselant de sang, puis s’effondra.

— T’l’avais dit-lili ! railla le premier gamin. T’l’avais dit qu’y l’bouffrait ! Bonne Moisson à nous tous, hein ?

— Qu’est-ce que vous fabriquez, les garçons ? demanda sèchement une voix de femme. Déguerpissez, sales corbeaux !

Les gamins, ne demandant pas leur reste, s’égaillèrent en riant à gorge déployée dans la clarté vive de l’après-midi. À les entendre, on les aurait vraiment confondus avec un vol de corbeaux.

 

 

7

 

Cuthbert et Alain arrêtèrent leurs montures à l’entrée de Verrou Canyon. Même si le vent éloignait d’eux le son de la tramée, il leur bourdonnait dans la tête, leur agaçant les dents qu’il faisait vibrer.

— Mes dieux, que je déteste ça ! fit Cuthbert sans desserrer les siennes. Ne traînons pas.

— Si fait, dit Alain.

Ils mirent pied à terre, empêtrés dans leurs manteaux de rancheros, et attachèrent les chevaux au tas de broussailles qui obstruait l’entrée du canyon. D’habitude, une telle mesure ne s’imposait pas, mais les deux garçons ne voyaient que trop que leurs chevaux détestaient ce son geignard tel celui d’une meule autant qu’eux-mêmes. Cuthbert avait l’impression que la tramée transmettait à son esprit des paroles d’invite d’une voix horriblement persuasive malgré son ton gémissant.

Viens donc, Bert. Laisse toutes ces idioties derrière toi : les tambours, l’orgueil, la peur de la mort, la solitude dont tu te moques parce qu’à part rire aux éclats, tu ne sais que faire. Abandonne aussi cette fille. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Et même si tu ne l’aimes pas, tu la désires. C’est triste qu’elle soit amoureuse de ton ami et non de toi, mais si tu viens à moi, tout cela aura tôt fait de ne plus te tourmenter. Viens donc. Qu’est-ce que tu attends ?

— Qu’est-ce que j’attends ? marmonna-t-il.

— Euh ?

— J’ai dit qu’est-ce qu’on attend ? Faisons ça vite et filons d’ici, enfer et sainteté.

De sa sacoche de selle, chacun tira un sachet de coton. Ils étaient remplis de la poudre qu’ils avaient extraite des plus petits pétards que Sheemie leur avait apportés deux jours plus tôt. Alain tomba à genoux, sortit son couteau et, avançant à reculons, se mit à creuser une tranchée aussi loin qu’il put aller sous les broussailles.

— Creuse bien profond, dit Cuthbert. Faudrait pas que le vent la disperse.

Alain lui lança un regard particulièrement en rogne.

— Tu veux le faire à ma place ? Comme ça, tu seras sûr que c’est fait dans les règles.

C’est la tramée, songea Cuthbert. Elle le travaille, lui aussi.

— Non, Al, dit-il avec humilité. Tu te débrouilles très bien pour un aveugle ramolli du bulbe. Continue.

Alain le fusilla du regard quelques secondes encore, puis son visage s’éclaira d’un sourire et il se remit à sa tranchée sous l’amas de broussailles.

— Tu mourras jeune, Bert.

— Si fait, probablement.

Cuthbert se laissa tomber à genoux à son tour et se mit à ramper à la suite d’Alain, répandant la poudre dans la tranchée tout en tâchant d’ignorer le zonzon enjôleur de la tramée. Non, la poudre ne serait certainement pas emportée pas le vent, sauf s’il soufflait en tempête. Par contre, s’il pleuvait, les broussailles n’offriraient qu’une bien piètre protection. Si jamais il pleuvait…

Ne pense pas à ça, se morigéna-t-il. C’est le ka.

Ils finirent de garnir de poudre les tranchées creusées des deux côtés du barrage broussailleux en dix minutes à peine. Mais le temps leur parut plus long. Aux chevaux pareillement, semblait-il ; ils piaffaient avec impatience au bout de leur longe, les oreilles couchées et roulant des yeux fous. Cuthbert et Alain les détachèrent et les enfourchèrent. Le cheval de Cuthbert fit à deux reprises un haut-de-corps… mais son cavalier eut davantage l’impression que la pauvre bête était prise de frissons.

Non loin de là, l’éclat du soleil venait percuter de l’acier brillant. Les citernes à la Roche Suspendue. On les avait collées le plus près possible de l’affleurement gréseux, mais quand le soleil était au zénith, l’ombre disparaissait et, avec elle, la clandestinité.

— J’ai du mal à y croire, dit Alain, alors qu’ils amorçaient leur retour.

La balade serait longue, incluant un large détour, loin de la Roche Suspendue, pour éviter d’être repérés.

— Ils doivent nous prendre pour des aveugles.

— C’est pour des idiots qu’ils nous prennent, fit Cuthbert. Mais je suppose que ça revient au même.

À présent qu’ils laissaient derrière eux Verrou Canyon, la tête lui tournait presque de soulagement. Allaient-ils pénétrer là-dedans dans quelques jours ? Vraiment y pénétrer à cheval et s’y enfoncer jusqu’à quelques mètres à peine de l’endroit où cette maudite bouillasse débutait ? Il avait du mal à le croire… et s’obligea à ne plus y penser avant de se mettre à y croire pour de bon.

— Encore des cavaliers qui se dirigent vers la Roche Suspendue, dit Alain, montrant derrière lui les bois, au-delà du canyon. Tu les vois ?

On aurait dit des fourmis à cette distance, mais Bert ne les en distingua pas moins fort bien.

— La relève de la garde. L’important, c’est qu’on ne se fasse pas repérer… ils ne peuvent pas nous apercevoir, à ton avis ?

— De là-bas ? Très improbable.

Cuthbert ne le croyait pas non plus.

— Ils y seront tous, la Moisson venue, n’est-ce pas ? demanda Alain. Ce ne serait pas très bon pour nous de n’en choper que quelques-uns.

— Tu l’as dit… mais je crois qu’ils seront au grand complet.

— Et Jonas et ses potes ?

— Eux aussi.

Devant eux, la Mauvaise Herbe se rapprochait. Le vent les cinglait au visage, leur faisant pleurer les yeux, mais Cuthbert n’en avait cure. Le son de la tramée n’était plus qu’un léger bourdonnement dans son dos et aurait bientôt complètement disparu. Pour l’heure, cela suffisait amplement à faire son bonheur.

— Tu crois qu’on va réussir, Bert ?

— Chais pas, répondit Cuthbert.

Il songea alors aux tranchées pleines de poudre courant sous l’amas de broussailles sèches et se prit à sourire.

— Mais je peux te dire une chose, Al : ils se souviendront de notre visite.

 

 

8

 

À Mejis, comme dans toute autre Baronnie de l’Entre-Deux-Mondes, la semaine qui précédait un Jour de Fête était consacrée à la politique. Des gens importants arrivaient des coins les plus reculés de la Baronnie et se tenaient bon nombre de Parloirs qui préparaient le Grand Parloir du Jour de la Moisson. Susan était tenue d’y assister – avant tout pour témoigner décorativement de la puissance pérenne du Maire. Olive aussi était présente et les deux femmes, trônant de part et d’autre du cacatoès vieillissant, se livraient à une pantomime d’un comique cruel que seule la gent féminine était vraiment en mesure d’apprécier : Susan servait le café et Olive faisait circuler le gâteau ; toutes deux recevaient de bonne grâce des compliments sur le boire et le manger, sans avoir mis en rien la main à la pâte.

Susan avait énormément de mal à regarder le visage d’Olive souriant dans son malheur. Son mari ne coucherait jamais avec la fille de Pat Delgado… mais sai Thorin n’en savait rien et il était impossible à Susan de le lui dire. Jeter un coup d’œil en coin sur la femme du Maire suffisait à lui rappeler ce que Roland avait dit ce fameux jour sur l’Aplomb : Un instant, j’ai imaginé que c’était ma mère. Or c’était bien là tout le problème, non ? Olive Thorin n’était la mère de personne. C’était ce qui, en premier lieu, avait ouvert la porte à cette horrible situation.

Susan avait l’esprit occupé d’autre chose qu’elle devait faire, mais avec le plein d’activités à la Maison du Maire, ce ne fut que trois jours avant la Moisson que l’occasion s’en présenta. Enfin, dans la foulée de ce dernier Parloir, elle put se défaire de sa Robe Rose avec Appliques (comme elle la détestait ! Comme elle détestait toutes ces tenues !) et enfiler un jean, une casaque toute simple et un manteau de ranchero. Elle n’avait pas le temps de natter ses cheveux puisque au retour on l’attendait pour le Thé du Maire, mais Maria les lui noua dans le dos et, là-dessus, elle s’était mise en route pour la maison qu’elle allait bientôt quitter pour toujours.

Elle avait à faire dans la petite pièce tout au fond de l’écurie – qui avait servi de bureau à son père –, mais elle entra dans la maison en premier et y entendit exactement ce qu’elle avait souhaité ouïr : les ronflements sifflants et distingués de sa tante. Parfait.

Susan prit une tartine de miel et l’emporta dans l’écurie, la protégeant du mieux qu’elle put des nuages de poussière que soulevait le vent dans la cour. Le pantin de chiffon de sa tante cliquetait sur son piquet dans le jardin.

Elle se faufila dans la pénombre odorante de l’écurie. Pylône et Félicia la saluèrent d’un hennissement et elle partagea entre eux ce qu’elle n’avait pas mangé. Ce qui parut plutôt les satisfaire. Elle fit fête en particulier à Félicia, qu’elle abandonnerait sous peu derrière elle.

Elle avait évité de se rendre dans le petit bureau depuis la mort de son père, effrayée par avance du serrement de cœur qui la prit quand elle souleva le loquet et y pénétra. Les fenêtres étroites avaient beau être couvertes de toiles d’araignée, elles laissaient entrer la vive lumière d’automne, suffisamment en tout cas pour apercevoir la pipe dans le cendrier – la rouge, celle qu’il préférait, celle qu’il appelait sa pipe à penser – et un morceau de bride, posé sur le dos du fauteuil de son bureau. Il était probablement en train de la réparer à la lueur du gaz, avait dû la laisser là en pensant finir l’ouvrage le lendemain… et puis le serpent avait dansé sous les sabots d’Écume et il n’y avait plus eu de lendemain pour Pat Delgado.

— Oh, pa, fit-elle d’une petite voix brisée. Comme tu me manques !

Elle gagna la table de travail, fit courir ses doigts à la surface, laissant un tracé dans la poussière. Elle s’installa dans son fauteuil, l’écouta craquer sous son poids comme il l’avait toujours fait sous le sien et ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Pendant les cinq minutes qui suivirent, elle resta là à sangloter, se pressant les poings sur les yeux comme elle le faisait autrefois. Sauf qu’à présent, bien sûr, elle n’avait plus de Grand Pat qui vienne la tirer de cet état par ses plaisanteries, la prenant sur ses genoux et l’embrassant à cet endroit chatouilleux entre tous sous son menton (particulièrement sensible aux poils de sa moustache) jusqu’à ce que ses larmes virent aux gloussements. Le Temps était comme un visage sur l’eau et, cette fois, c’était celui de son père.

Ses pleurs diminuèrent et finirent en reniflements. Elle ouvrit les tiroirs du bureau, l’un après l’autre, découvrant d’autres pipes (beaucoup rendues inutilisables par son mâchonnement constant du tuyau), un chapeau, une de ses poupées au bras cassé (que Pat apparemment n’avait jamais trouvé le temps de réparer), des plumes d’oie, une petite flasque – vide mais dont le goulot dégageait encore une faible odeur de whiskey. Le seul article présentant de l’intérêt se trouvait dans le tiroir du bas : une paire d’éperons. Si l’un possédait encore sa molette en étoile, celle de l’autre était brisée. C’étaient là, elle en était quasiment certaine, les éperons qu’il portait le jour de sa mort.

Si mon pa était encore ici, avait-elle commencé à dire ce jour-là sur l’Aplomb. Mais il n’y est point, avait répondu Roland. Puisqu’il est mort.

Une paire d’éperons, une molette brisée.

Elle les fit sauter dans sa paume, s’efforçant d’imaginer Écume d’Océan se cabrer, désarçonner son père (dont l’un des éperons se prenait dans l’étrier et dont la molette se brisait net), puis, s’abattant sur le flanc, l’écraser sous son poids. Elle eut une claire vision de tout cela, mais pas du serpent dont Fran Lengyll leur avait parlé. Elle ne vit rien du tout qui ressemblât à cela de près ou de loin.

Remettant les éperons là où elle les avait trouvés, Susan se leva et regarda l’étagère à droite du bureau, à portée de la main de Pat Delgado. On y voyait une rangée de registres reliés cuir, trésor inestimable dans une société où le secret de la fabrication du papier s’était perdu. Son père s’était occupé des chevaux de la Baronnie trente années durant ou presque et les livres qu’il avait tenus dans sa charge étaient là pour en attester.

Susan prit le dernier de la file et commença à le feuilleter. Cette fois, elle accueillit presque avec reconnaissance le serrement de cœur qu’elle éprouva en revoyant l’écriture familière de son père – en cursive laborieuse, les chiffres penchés, mais bizarrement tracés avec plus d’assurance.

 

Nés d’HENRIETTA, 2 poulains tous deux conformes.

Mort-né de DÉLIA, un rouan (MUTANT).

Né de YOLANDA, un PUR-SANG, un JEUNE MÂLE PARFAITEMENT CONFORME.

 

Et à la suite de chaque notation, une date. Comme il avait été consciencieux ! Tellement minutieux. Tellement…

Elle s’interrompit, comprenant soudain qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, sans même une conscience très claire de ce qu’elle était venue faire ici. On avait arraché les dix dernières pages du plus récent registre de lignée de son pa.

Qui avait fait une chose pareille ? Certainement pas son père ; pour une bonne part autodidacte, il révérait le papier comme d’autres l’or ou les dieux.

Et pourquoi avait-on fait une chose pareille ?

Ça, elle croyait le savoir : à cause des chevaux qui se coursent, évidemment. Il y en avait trop sur l’Aplomb. Et les rancheros – Lengyll, Croydon, Renfrew – mentaient sur la qualité de bon aloi de la race. Henry Wertner, celui qui avait succédé à son père, mentait de même.

Si mon pa était encore ici…

Mais il n’y est point. Puisqu’il est mort.

Elle avait dit à Roland qu’elle ne pouvait point croire que Fran Lengyll mentirait à propos de la mort de son père… mais elle le croyait maintenant.

Les dieux viennent à son aide, elle le croyait maintenant.

— Qu’est-ce que vous faites là-dedans ?

Elle poussa un petit cri, lâcha le registre et pivota sur elle-même. Cordélia se tenait là dans l’une de ses robes noires démodées. Les trois boutons du haut étaient défaits et Susan apercevait les clavicules de sa tante saillir au-dessus de sa chemise de coton blanc. En voyant ces protubérances osseuses, Susan se rendit compte combien Tante Cord avait perdu de poids ces trois derniers mois. Elle remarqua l’empreinte rouge laissée par l’oreiller sur la joue gauche de sa tante, comme la marque d’une gifle. Ses yeux luisaient au fond d’orbites cerclées d’un noir bleuâtre évoquant des ecchymoses.

— Tante Cord ! Vous m’avez fait peur ! Vous…

— Qu’est-ce que vous faites ici ? répéta Tante Cord.

Susan se pencha et ramassa le registre tombé sur le sol.

— Je suis venue pour me rappeler mon père, dit-elle en remettant le registre en place sur l’étagère.

Qui avait déchiré ces pages ? Lengyll ? Rimer ? Elle en doutait fort. Elle se disait qu’il était plus que probable que c’était la femme qui se tenait devant elle qui avait fait cela. Et pour à peine un rouge liard, peut-être. Pas vu, pas pris, tout est bien qui finit bien, avait-elle dû songer en jetant la pièce dans sa tirelire, non sans l’avoir mordue au préalable pour s’assurer qu’elle était bonne.

— Vous souvenir de lui ? C’est son pardon que vous devriez lui demander. Car vous avez oublié son visage, si fait. C’est fort grave à vous de l’avoir oublié, Sue.

Susan se borna à la fixer.

— Êtes-vous allée avec lui aujourd’hui ? demanda Cordélia d’un ton moqueur et crispé.

Portant la main à la marque rouge sur sa joue, elle se mit à la frotter. Elle se sentait de mal en pis depuis que les racontars sur l’idylle de Jonas et de Coraline Thorin allaient bon train.

— Vous êtes allée retrouver sai Dearborn ? Est-ce que ta fente est encore humide de sa giclée ? Voyons un peu ça, je vais m’en rendre compte par moi-même !

Sa tante se faufila vers elle, tel un spectre dans sa robe noire, corsage dégrafé, sur la pointe de ses pieds en pantoufles. Et Susan la repoussa. Effrayée et dégoûtée, elle la repoussa violemment. Cordélia heurta le mur près la fenêtre pleine de toiles d’araignée.

— Vous devriez lui demander pardon vous-même, dit Susan. De parler de la sorte à sa fille en cet endroit. Surtout en cet endroit.

Elle tourna les yeux vers l’étagère qui supportait les registres, puis les reporta sur sa tante. L’expression de Cordélia Delgado, où l’effroi le disputait au calcul, dit à Susan tout ce qu’elle voulait – ou avait besoin de – savoir. Si elle n’avait pas trempé dans le meurtre de son frère, cela Susan ne pouvait le croire, elle avait eu vent de quelque chose. Oui, de quelque chose.

— Espèce de garce sans parole ! murmura Cordélia.

— Non, dit Susan, j’ai été loyale.

Et en le disant, elle comprit qu’elle l’avait été. Un grand poids parut lui glisser des épaules à cette idée. Elle gagna la porte du bureau et, une fois là, se retourna vers sa tante.

— Je viens de passer ma dernière nuit ici, dit-elle. Je n’écouterai plus jamais rien de pareil ni ne vous regarderai comme vous êtes en ce moment. J’en ai mal au cœur et ça m’enlève l’amour que j’ai eu pour vous depuis que je suis toute petite, quand vous faisiez de votre mieux pour remplacer ma ma.

Cordélia se cacha le visage dans les mains comme si Susan lui offensait la vue.

— Alors, va-t’en ! hurla-t-elle. Retourne à Front de Mer ou n’importe où que ce soit où tu te vautres avec ce garçon ! Si je ne revois plus jamais ta face de dévergondée, je m’estimerai heureuse !

Susan fit sortir Pylône de l’écurie dans la cour ; elle sanglotait presque trop fort pour le monter. Pourtant, elle y arriva. Elle ne pouvait nier que son cœur se partageât entre le chagrin et le soulagement. Tournant dans la Grand-Rue, elle éperonna Pylône pour lui faire prendre le galop et ne jeta pas un seul coup d’œil en arrière.

 

 

9

 

À une heure sombre du petit matin, le lendemain, Olive Thorin quitta subrepticement la chambre où elle dormait à présent pour se faufiler dans celle qu’elle avait partagée pendant presque quarante ans avec son mari. Le carreau était froid sous ses pieds nus et elle frissonnait quand elle atteignit la couche… mais le sol glacé n’était pas la seule cause de ses frissons. Elle se glissa auprès du maigrichon qui ronflait à tue-tête sous son bonnet de nuit et quand ce dernier lui tourna le dos (avec force craquements de vertèbres et de ménisques), elle se serra contre lui. Aucune passion là-dedans, mais le simple besoin de profiter un peu de sa chaleur. Sa poitrine – creuse, mais dont elle avait une connaissance presque aussi intime que de la sienne des plus rembourrées – se levait et s’abaissait sous ses mains qui l’étreignaient et elle commença à se calmer un peu. Il s’ébroua et elle crut un instant qu’il allait se réveiller et découvrir qu’elle partageait son lit pour la première fois depuis les dieux savaient quand.

Oui, c’est ça, réveille-toi, se dit-elle. Elle n’osait pas prendre sur elle de le faire – elle avait épuisé tout son courage rien que pour venir là, tâtonnant dans le noir, suite au pire cauchemar qu’elle ait fait de sa vie –, mais s’il s’éveillait, elle prendrait cela pour un signe et lui raconterait son rêve : elle avait vu un oiseau immense, un rock cruel à l’œil d’or, planer au-dessus de la Baronnie, ses ailes dégouttant de sang.

Là où son ombre tombait, il y avait du sang, lui dirait-elle, et son ombre recouvrait tout. La Baronnie tout entière, d’Hambry jusqu’à Verrou Canyon. Et je sentais une odeur d’incendie dans le vent. Je courais te prévenir et te retrouvais mort dans ton bureau, assis près de la cheminée, les yeux arrachés et un crâne sur les genoux.

Mais, au lieu de se réveiller, il lui prit la main dans son sommeil, comme il le faisait autrefois, avant qu’il n’ait commencé à suivre les tendrons – y compris les servantes – du regard quand elles passaient devant lui ; Olive décida qu’elle se contenterait de rester couchée là, tranquillement, et de le laisser tenir sa main. Que tout redevienne un petit moment comme au bon vieux temps, quand il n’y avait pas trace d’une ombre entre eux.

Elle s’assoupit un petit peu, elle aussi. Quand elle s’éveilla, les premières lueurs grises de l’aube s’infiltraient par les fenêtres. Il avait lâché sa main – avait, en fait, émigré loin d’elle, à l’autre extrémité du lit. Ça ne servirait à rien qu’il la trouve près de lui à son réveil, décida-t-elle, et son cauchemar avait perdu de son urgence. Elle repoussa les couvertures, posa le pied par terre, le regarda encore une fois. Son bonnet de nuit était de travers. Elle le lui remit d’aplomb en lissant d’une caresse l’étoffe et le front osseux qu’elle recouvrait. Il s’ébroua à nouveau. Olive attendit qu’il se tienne tranquille, puis se leva. Et regagna sa propre chambre comme un fantôme.

 

 

 

 

10

 

Les baraques foraines ouvrirent au Cœur Vert deux jours avant la Fête de la Moisson et les premiers badauds vinrent tenter leur chance à la roue de la fortune, au jeu de massacre, au lancer d’anneaux et autres pêches miraculeuses. Il y avait même un petit train… consistant en une carriole qu’on tirait sur une voie dont les rails étroits formaient un grand huit.

(— La loco s’appelait Charlie ? demanda Eddie Dean à Roland.

— Je ne crois pas, répondit Roland. Mais nous avions un mot désagréable qui sonnait un peu comme ce nom-là dans le Haut Parler.

— Quel mot ? demanda Jake.

— Celui qui veut dire mort.)

Roy Depape regarda la loco effectuer péniblement son circuit pendant deux, trois tours, se rappelant avec une certaine nostalgie être monté dans le même genre de wagon, étant enfant. Bien entendu, les trois quarts du temps, il n’avait pas payé les tours.

Quand il eut regardé tout son soûl, Depape redescendit en flânant jusqu’au bureau du Shérif. Il y trouva Herk Avery, Dave et Frank Claypool occupés à nettoyer un fantastique assortiment d’armes à feu. Avery salua Depape d’un signe de tête et se remit à la tâche. Au bout d’un instant ou deux, Depape mit le doigt sur la bizarrerie qui l’intriguait : pour une fois, le Shérif n’était pas en train de bâfrer, n’avait pas à portée de la main une platée de boustifaille.

— Vous êtes tous prêts pour demain ? demanda Depape.

Avery lui lança un coup d’œil mi-irrité, mi-ironique.

— Ça rime à quoi, cette question ?

— C’est celle que Jonas m’a envoyé vous poser, repartit Depape.

Réponse qui mit à mal l’étrange petit sourire crispé d’Avery.

— Si fait, on est prêts.

Avery balaya les armes d’un geste de son bras grassouillet.

— Ça s’voit point qu’on l’est ?

Depape aurait pu lui sortir le vieux dicton selon lequel c’est en le mangeant qu’on prouve l’existence du pudding, mais à quoi bon ? Tout se passerait bien si les trois garçons étaient les dupes que Jonas croyait ; dans le cas contraire, probable qu’ils tailleraient des croupières à Herk Avery et qu’après avoir découpé son gros cul en lanières, ils le jetteraient en pâture à la horde de carcajous la plus proche. D’un côté comme de l’autre, c’était le cadet des soucis de Roy Depape.

— Jonas m’a aussi demandé d’vous rappeler qu’ça s’passerait tôt.

— Si fait, si fait, on y sera d’bonne heure, acquiesça Avery. Ces deux-là plus six hommes d’confiance. Fran Lengyll a demandé à v’nir avec sa mitraillette.

Avery prononça ces dernières paroles avec une fierté tonitruante, comme s’il était l’inventeur de la mitraillette en personne. Puis il regarda en coin Roy Depape.

— Et vous, cercueil-man ? Vous voulez être d’la partie ? J’peux faire d’vous un adjoint en un clin d’œil.

— J’suis déjà occupé ailleurs. Et Reynolds aussi.

Depape sourit.

— On aura tous du pain sur la planche, Shérif – après tout, c’est la Moisson.

 

 

11

 

Cet après-midi-là, Susan et Roland se retrouvèrent à la cabane dans la Mauvaise Herbe. Elle lui parla du registre aux pages arrachées et Roland lui montra ce qu’il avait caché dans l’un des coins de la cabane sous un tas de peaux moisissantes.

Après avoir regardé de quoi il retournait, elle leva sur lui des yeux pleins d’effroi.

— Qu’est-ce qui cloche ? Qu’est-ce que tu soupçonnes qui cloche ?

Il secoua la tête. Rien ne clochait… rien d’exprimable, en tout cas. Et pourtant, il avait senti une forte nécessité de faire ce qu’il avait fait, de cacher ce qu’il avait caché. Ça n’avait rien à voir avec le shining et tout avec l’intuition.

— Je crois que tout va bien… aussi bien qu’il est possible quand les forces en présence risquent d’opposer cinquante d’entre eux contre chacun d’entre nous. Notre seule chance, Susan, c’est de les prendre par surprise. Tu ne vas pas risquer de nous la faire perdre, hein ? Tu n’as pas dans l’idée d’aller chez Lengyll lui agiter sous le nez le registre de ton père ?

Elle fit non de la tête. Si Lengyll avait fait ce dont elle le soupçonnait à présent, il récolterait ce qu’il avait semé dans deux jours d’ici. Ce serait la Moisson, finalement. Et il engrangerait d’abondance. Mais cela… lui faisait peur. Et elle ne se priva pas de le dire.

— Écoute, fit Roland, prenant le visage de Susan entre ses mains et plongeant ses yeux dans les siens. C’est une simple mesure de précaution. Si les choses tournaient mal – et c’est très possible –, tu es la seule, selon toute apparence, à pouvoir t’en tirer sans dommage. Enfin, toi et Sheemie. Si jamais cela arrivait, Susan, tu devras venir ici prendre mes revolvers. Et les remporter à l’ouest jusqu’à Gilead. Tu iras trouver mon père. Il saura que tu es qui tu dis par ce que tu lui montreras. Raconte-lui tout ce qui s’est passé ici. C’est tout.

— Si quelque chose t’arrivait, Roland, je serais incapable de faire quoi que ce soit. À part mourir.

Ses mains enserraient toujours son visage. Il la força à faire lentement non de la tête.

— Tu ne mourras pas, dit-il.

Sa voix et ses yeux étaient empreints d’une certaine froideur qui la frappa non de crainte mais d’un respect épouvanté. Elle songea au sang qui coulait dans ses veines – à son ancienneté certaine, à sa froideur certaine.

— Pas avec cette tâche à accomplir. Promets-le-moi.

— Je… je te le promets, Roland.

— Dis-moi à haute voix ce que tu me promets.

— Je viendrai ici prendre tes revolvers. Et je les apporterai à ton pa. Puis je lui raconterai ce qui s’est passé.

Il acquiesça et libéra son visage, qui garda l’empreinte estompée de ses doigts.

— Tu m’as fait peur, dit Susan avant de secouer la tête ; ce n’était pas là exactement ce qu’elle voulait dire :

— Tu me fais peur.

— Je suis ce que je suis, je n’y peux rien.

— Et je ne voudrais point que tu changes pour rien au monde.

Elle baisa sa joue gauche, puis la droite, avant de l’embrasser sur la bouche. Elle glissa sa main sous sa chemise et lui caressa la poitrine. Elle sentit son téton se durcir sous son doigt.

— Oiseau et ours, lièvre et poisson, dit-elle.

Et elle se mit à lui couvrir la figure de petits baisers légers comme des papillons.

— Accordez à son aimée son vœu le plus profond, ajouta-t-elle.

Après, étendus sur une peau d’ours que Roland avait apportée, ils écoutèrent le vent soupirer dans l’herbe.

— J’adore ce bruit, dit-elle. J’ai toujours voulu me fondre dans le vent… aller où il va, voir ce qu’il voit.

— Cette année, si le ka le permet, tu pourras contenter ton envie.

— Si fait. Et avec toi.

Elle se tourna vers lui, appuyée sur un coude. La lumière du jour tombait à travers le toit en ruine et tachetait son visage de soleil.

— Je t’aime, Roland.

Et l’embrassant, elle se mit à pleurer.

Il la prit dans ses bras, soudain soucieux.

— Qu’est-ce qu’il y a, Sue ? Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Je ne sais pas, dit-elle, pleurant de plus belle. Tout ce que je sais, c’est que j’ai une ombre dans le cœur.

Elle le regardait, et ses larmes continuaient de couler.

— Tu ne m’abandonneras point, n’est-ce pas, mon amour ? Tu ne t’en iras point sans ta Sue, n’est-ce pas ?

— Non.

— Car je t’ai donné tout ce qui est à moi, si fait. Et ma virginité, c’était la moindre des choses, tu sais.

— Je ne t’abandonnerai jamais, affirma-t-il.

Mais il sentit un froid l’envahir, malgré la peau d’ours. Et dehors, le vent – si réconfortant il y avait à peine encore un instant – semblait maintenant le souffle d’une bête fauve.

— Jamais, je le jure.

— J’ai tellement peur, pourtant.

— Tu n’as aucune raison, lui dit-il, parlant lentement en choisissant ses mots…

… car soudain se bousculaient sur ses lèvres toutes les paroles interdites : On va quitter tout ceci, Susan – pas après-demain, pas le Jour de la Moisson, mais maintenant, tout de suite. Habille-toi et nous irons vent de travers, chevauchant vers le sud sans nous retourner. Nous serons…

… hantés.

Voilà ce qu’ils seraient. Hantés par les visages d’Alain et de Cuthbert. Hantés par les visages de tous les hommes qui mourraient dans les Monts Shavéds, massacrés par des armes arrachées aux cryptes où l’on aurait dû les laisser stockées. Hantés par-dessus tout par les visages de leurs pères, le reste de leur vie. Le pôle Sud lui-même ne serait pas assez lointain pour échapper à tous ces visages.

— Tout ce que tu auras à faire après-demain, c’est simuler un malaise au cours du déjeuner.

Ils avaient déjà passé tout cela en revue, mais pris de court, dans ce soudain effroi sans rime ni raison, il ne trouva rien d’autre à dire.

— Tu te rendras à ta chambre, que tu quitteras de la même manière que la nuit de la réunion dans le cimetière. Puis tu resteras cachée. Vers trois heures, tu viendras ici à cheval et tu regarderas sous le tas de peaux là-bas dans le coin. Si mes revolvers n’y sont plus – et ils n’y seront plus, je le jure –, ce sera signe que tout va bien. Tu viendras nous rejoindre à cet endroit au-dessus du canyon dont nous t’avons parlé. Nous…

— Si fait, je sais tout ça, mais il y a quelque chose qui ne va point.

Elle le regarda, lui effleura la joue.

— J’ai peur pour toi, Roland, et pour moi. Et je ne sais pas pourquoi.

— Tout se passera bien, dit-il. Le ka…

— Ne me parle point du ka à moi ! s’écria-t-elle. Je t’en prie, non ! Le ka est comme le vent, disait mon père, il emporte ce qu’il veut et aucune supplication ne saurait le fléchir. Ah, comme je le déteste, ce vieux ka avide !

— Susan…

— Non, ne dis plus rien.

Elle s’étendit et repoussa la peau d’ours jusqu’à ses genoux, découvrant un corps pour la possession duquel des hommes bien plus puissants que Thorin auraient sacrifié leur royaume. Des perles de soleil couraient sur sa peau nue comme une pluie dorée. Elle lui tendit les bras. Elle n’avait jamais paru plus belle à Roland qu’à cet instant, les cheveux épars autour d’elle et cet air hanté sur le visage. Plus tard, il se dirait : Elle savait. Une partie de son être savait.

— On ne parle plus, l’heure de parler est passée, fit-elle. Si tu m’aimes, alors aime-moi jusqu’au bout.

Et Roland l’aima ainsi, pour la dernière fois. Ils se livrèrent à leur va-et-vient, peau contre peau, souffles mêlés. À l’extérieur, le vent mugissait vers l’ouest comme un raz de marée.

 

 

12

 

Ce soir-là, tandis que se levait le Démon grimaçant dans le ciel, Cordélia sortit de sa maison et traversa lentement la pelouse pour gagner son jardin, contournant le tas de feuilles qu’elle avait ratissées l’après-midi même. Elle portait un ballot d’habits. Elle le laissa choir devant le piquet auquel était lié le pantin de chiffon, puis leva des yeux extatiques vers la lune montante : clin d’œil sagace, rictus de goule ; argentée comme de l’os, telle était cette lune, bouton de nacre sur de la soie violette.

Elle souriait à Cordélia et cette dernière lui rendit son sourire. Finalement, comme sortant d’une transe, elle s’approcha du bonhomme de chiffon et l’arracha de son pieu. La tête du pantin s’effondra mollement sur l’épaule de Cordélia, telle celle d’un homme trop ivre pour danser. Ses mains rouges ballaient à l’avenant.

Elle dépouilla le pantin, mettant au jour une forme bosselée, vaguement humanoïde, engoncée dans une paire de pantalons de son frère. Elle prit l’un des effets qu’elle avait apportés et l’éleva dans le clair de lune. Une casaque de soie rouge, l’une de celles que le Maire Thorin avait offertes à Mamzelle Fraîche et Rose et qu’elle avait refusé de porter. Des habits de putain, ainsi les avait-elle qualifiés. Et en quoi cela transformait-il Cordélia Delgado, qui avait pris soin d’elle après que sa tête de mule de père eut décidé qu’il devait s’opposer aux menées de Fran Lengyll, John Croydon et de leurs pareils, sinon en tenancière de bordel, supposait-elle.

Cette pensée donna naissance à l’image d’Eldred Jonas et de Coraline Thorin, besognant nu à nue aux accords de Red Dirt Boogie plaqués sur un piano de beuglant. Coraline poussait des gémissements de chienne.

Elle enfila par la tête la casaque de soie sur le pantin. Vint ensuite le tour d’une des jupes d’amazone fendues de Susan. Après la jupe, une paire de pantoufles lui appartenant également. Et, pour couronner le tout, elle remplaça le sombrero par l’une des capotes de printemps de Susan.

Illico presto ! Le pantin de chiffon était à présent devenu une poupée de chiffon.

— Et avec le sang de ta virginité sur les mains, murmura-t-elle. Je le sais. Oh que oui, je le sais. Je ne suis point née de la dernière pluie.

Elle transféra la poupée du jardin au tas de feuilles mortes de la pelouse. Elle la déposa auprès et ramassant une poignée de feuilles, en rembourra la casaque qui parut arborer une paire de seins rudimentaire. Cela fait, elle prit une allumette dans sa poche et la craqua.

Le vent, comme pressé de coopérer, tomba. Cordélia approcha l’allumette des feuilles sèches. Et bientôt, le tas flambait haut et clair. Prenant la poupée dans ses bras, elle se posta devant le feu. Elle n’entendait plus le crépitement des pétards en ville ni le limonaire époumoné du Cœur Vert ni encore l’orchestre de mariachis du Marché d’En Bas, et lorsqu’une feuille enflammée se détachant du brasier s’en vint voltiger autour de ses cheveux et menacer d’y bouter le feu, elle parut ne pas le remarquer. Elle avait l’œil vide et hagard.

Quand le brasier fut à son apogée, elle s’en approcha et y jeta la poupée. Il y eut autour un appel de flammes d’un orange vif et une spirale d’étincelles et de feuilles ardentes prit son envol vers le ciel.

— Qu’il en soit donc ainsi ! s’écria Cordélia.

Le reflet de la flambée transforma les larmes qui ruisselaient sur son visage en coulées de sang.

— CHARYOU TRI ! Si fait, qu’il en soit ainsi !

La chose en tenue d’équitation prit feu, sa figure se carbonisa, ses mains rouges flambèrent, ses yeux blancs au point de croix virèrent au noir. Le bonnet s’enflamma, le visage commença à brûler.

Cordélia restait là à regarder, serrant et desserrant les poings tour à tour, oublieuse des flammèches qui lui tombaient sur la peau, oublieuse des feuilles embrasées qui tournoyaient vers la maison ; eût-elle été incendiée qu’elle aurait ignoré l’événement, probablement.

Elle ne détourna les yeux du foyer qu’une fois la poupée, revêtue des effets de sa nièce, réduite à un tas de cendres en couronnant un autre. Alors, tel un robot au mécanisme rouillé, elle regagna lentement sa demeure, s’étendit sur le canapé et sombra dans un sommeil de mort.

 

 

13

 

Il était trois heures du matin, la veille du Jour de la Moisson, et Stanley Ruiz se disait que la soirée était enfin terminée. La dernière source de musique s’était tue vingt minutes auparavant – Sheb, qui avait continué à jouer encore une heure après le départ des mariachis, ronflait maintenant, vautré dans la sciure. Sai Thorin était au premier, mais les Grands Chasseurs du Cercueil n’avaient pas donné signe de vie. Stanley se doutait qu’ils devaient se trouver ce soir à Front de Mer. Il se doutait aussi vaguement que des menées obscures étaient en train, sans être tout à fait fixé sur ce point. Il leva les yeux vers le regard vitreux et dédoublé du Gai Luron.

— Et fixé, je ne tiens point du tout à l’être, mon vieux. Tout ce dont j’ai envie, c’est de neuf heures de sommeil non-stop – demain, ce sera la fête proprement dite et personne ne s’en ira avant l’aube. Aussi…

Un cri perçant retentit quelque part derrière le bâtiment. Stanley, dans le bond qu’il fit en arrière, vint cogner sourdement le bar. Près du piano, Sheb leva brièvement la tête, marmonna « kezaco ? » et en retombant, son front fit résonner le plancher.

Stanley, malgré sa peu pressante envie d’enquêter sur l’origine de ce cri, supposa qu’il y était néanmoins tenu. Il aurait juré que c’était ce vieux débris de Pettie le Trottin qui l’avait poussé.

— J’aimerais bien que tu dégages ton vieux cul flasque de la ville, et au trot encore, marmonna-t-il avant de se pencher et de fouiller sous le bar.

On trouvait là deux solides massues baptisées La Calmante et La Tuante. La Calmante, taillée dans un bois lisse et noueux, garantissait deux heures d’éteignoir chaque fois qu’on l’abattait à l’endroit adéquat sur le crâne d’un gueulard.

Stanley, après s’être consulté, choisit l’autre massue. Plus courte que La Calmante, La Tuante, plus large du bout, était hérissée de clous.

Stanley gagna l’extrémité du bar, franchit une porte et traversa une réserve plongée dans l’obscurité, où s’empilaient des tonneaux fleurant le graf et le whisky. Au fond, se trouvait une porte donnant sur la cour de derrière. Stanley s’en approcha, prit une profonde inspiration et la déverrouilla. Il s’attendait à ce que Pettie poussât un autre cri à vriller les tympans, mais rien de tel ne se produisit. On n’entendait que le vent.

P’t-être que t’auras la chance qu’elle soille tuée, songea Stanley.

Il ouvrit la porte, se tenant en retrait, la massue cloutée levée.

Pettie n’était pas tuée. Vêtue d’une robe fourreau souillée (trop tinette, en somme, vu les circonstances), la pute, immobilisée dans l’allée qui menait aux cabinets, mains serrées au-dessus de sa poitrine bombée et en dessous des fanons de dindon de son cou, contemplait le ciel.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Stanley, se hâtant de la rejoindre. T’as abrégé ma vie de dix ans avec la frousse que tu m’as filée. Si fait.

— La lune, Stanley ! chuchota-t-elle. Regarde la lune, tu veux !

Il leva la tête et ce qu’il aperçut fit battre son cœur à grands coups, mais il tâcha de parler calmement et raison garder.

— Allons, allons, Pettie, c’est de la poussière, c’est tout. Perds point la boule, ma chérie, tu sais bien que le vent a soufflé ces jours derniers et qu’y a pas eu de pluie pour nettoyer ce dont il était chargé ; c’est de la poussière, rien d’autre.

Pourtant, cela semblait n’avoir rien à voir avec la poussière.

Au-dessus de leurs têtes, la Lune du Démon affichait son rictus et clignait de l’œil à travers ce qui paraissait un voile de sang aux reflets changeants.

Magie et Cristal
titlepage.xhtml
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_000.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_001.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_002.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_003.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_004.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_005.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_006.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_007.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_008.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_009.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_010.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_011.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_012.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_013.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_014.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_015.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_016.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_017.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_018.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_019.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_020.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_021.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_022.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_023.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_024.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_025.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_026.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_027.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_028.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_029.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_030.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_031.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_032.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_033.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_034.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_035.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_036.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_037.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_038.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_039.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_040.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_041.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_042.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_043.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_044.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_045.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_046.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_047.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_048.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_049.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_050.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_051.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_052.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_053.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_054.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_055.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_056.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_057.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_058.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_059.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_060.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_061.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_062.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_063.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_064.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_065.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_066.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-4]Magie et Cristal(1997)_split_067.html